Actif depuis les années 2000, Dooz Kawa (12 K.O pour les intimes) est de retour en ce début d’année 2020 avec un nouvel album, toujours fidèle à lui-même. Pionnier d’un rap français de niche, qui se teinte de sonorités musicales d’Europe de l’Est, le rappeur écorché à la plume aiguisée sera bientôt en concert au Trianon de Paris…
Franck, futur Dooz Kawa, est né d’un père militaire et d’une mère allemande, d’origine tchécoslovaque. L’enfant grandit dans une caserne, et c’est dans les caves de garnisons militaires d’Allemagne qu’il découvre la scène rap underground franco-américaine, alors âgé de douze ans. Il se met à écouter du Snoop Doggy Dog, du Dr. Dre et du Wu Tan Clan tout en taguant à même les murs de sa caserne avec ses amis. « K.W.A » (« King With Attitude ») résonne donc sur le béton, sous diverses couleurs et interprétations : référence au nom des garnisons allemandes, mais aussi clin d’œil au groupe hip hop N.W.A… Frank déménage beaucoup par le métier de son père, et se sent déraciné par ce changement constant de lieux et d’amis. De plus, l’adolescent se fait virer de quatre établissements scolaires et ce, malgré d’excellentes notes. Traumatisé d’un système scolaire qu’il ne comprend pas, le jeune garçon se plonge dans la bulle philosophique de Gaston Bachelard. Quand il part s’installer à Strasbourg dans la banlieue d’Haguenau puis à la Cité d’Ampère, l’adolescent de seize ans vit entouré de la communauté tzigane. Toujours imprégné de cette vague de rap conscient 90’s, le garçon se met à écrire et composer ses premiers textes à thèmes, en compagnie de ses copains d’époque, DJ Nelson, Skitzo et Kayo. Baigné dans le jazz manouche, Frank inclut tout naturellement dans son rap des sonorités musicales d’Europe de l’Est et des Balkans. Sa rencontre avec le prodige du jazz manouche Biréli Lagrène en 2006 va d’ailleurs beaucoup influer sur son travail. Ses amis adhèrent à ses textes bruts et matures, et c’est ainsi que Frank se lance dans la musique… En souvenir de ses tags qu’il faisait dans la caserne, Frank choisit le blaze de « Dooz Kawa », le « Dooz » étant rajouté pour un effet esthétique et libre d’interprétation…
À l’opposé d’un gangsta rap poudre aux yeux, Dooz Kawa préfère le rap à la fois trash et léché par la virtuosité de ses textes et de son son. Le jeune homme souhaite faire du rap pour les non initiés du genre, afin de les convaincre que le rap est une musique qui mérite d’être entendue. Sa voix, émotive, transmet une gaîté triste, mélancolique et sincère. Dooz Kawa est un rappeur qui empoigne la plume pour poser ses angoisses sur papier, et ainsi panser ses plaies. Son écriture est fine, variant entre les textes à thèmes, les égotrips et les storytellings. Dooz Kawa n’a pas peur des mots, surtout les plus sophistiqués, pourtant tant redoutés du rap actuel, qui préfère la forme au fond. Le rappeur crée avec ses acolytes Raid-N et D.A.X le collectif T-Kaï Cee avec lequel il performe lors de nombreux concerts et festivals d’Alsace, et réalise quatre albums en téléchargement libre, dont Hiver67, qui connaît son succès à Strasbourg. En 2007, Dooz Kawa s’associe avec Biréli Lagrène lors de son concert au Cheval Blanc de Schiltigheim. Là-bas, il rencontre le fameux guitariste manouche Mito Loeffler, qui participera à l’élaboration du premier album de Dooz Kawa. Entretemps, il collabore avec le fils du fameux Django Reinhardt, Mandino, qu’il croise lors de son passage à la Réunion.
De ces rencontres naît un premier album à la musique hybride, du doux nom paradoxal Étoiles du Sol, en 2010. Par cet opus, Dooz se fait progressivement une place dans le rap underground et engagé. Ses textes se font bouillants et sans complexe, et surprennent par leurs métaphores sensibles et poétiques, ainsi que leurs jeux de mots grinçants et dérisoires, sur fond de sonorités musicales tziganes. Cet anarchiste de la pensée qui se refuse toute étiquette de « poète », « rappeur » et autre « artiste » traite de tous les sujets, même sensibles : le terrorisme, la religion, l’alcool mais aussi le sexe et l’amour… Malgré lui, Dooz se fait notamment reconnaître par son titre Dieu d’Amour, qui parle du fanatisme religieux, et qui fait étrangement écho aux attentats du 15 novembre…
En 2012, Dooz Kawa dévoile son second album, Messages aux Anges Noirs, produit par Al’Tarba, DJ Click (du crew UHT) et Kayo. Il dévoile ici des textes plus sombres, critiques et engagés, toujours aussi sincères cependant. S’ensuivra en 2013, son album en téléchargement libre, Archives, qui regroupe tous les projets précédant le premier opus. En cette même année sortent deux maxis intitulés Narcozik#1 et Narcozik#2. Dans ces trois projets, Dooz revisite des poèmes, comme Histoire d’eau, inspirée de L’eau et les rêves de Bachelard ou encore Les Oies Sauvages, qui tire son origine des Oiseaux Déguisés d’Aragon. Il y a également dans son œuvre de nombreuses références à la littérature, à la mythologie et au cinéma. Dooz use également de samples d’autres artistes. Exemple avec la fameuse boucle de Jacques Brel dans « Seul », qui vient illustrer la prose de Dooz Kawa dans « Parker Charlie », l’histoire d’une rupture amoureuse et de la solitude. L’univers graphique du cartoon et de la fantaisie inspire également beaucoup Dooz Kawa, qui en use pour ses clips et pochettes en hommage à une enfance édulcorée, bien loin du graphisme rap traditionnel…
L’année 2016 sonne la sortie de son troisième album Bohemian Rap Story, en référence à Bohemian Rhapsody de Queen. Les musiques de l’Est influencent toujours autant l’artiste, qui enchaîne ici les collaborations efficaces avec Lucio Bukowski, Anton Serra, Hippocampe Fou, Dah Connectah. S’ensuit de cet opus une tournée de plus de dix-huit mois à travers la France, la Suisse et la Belgique. Cet album marque un tournant majeur pour la carrière du rappeur… Bien sûr, un tel album artisanal attire les grosses majors de l’industrie musicale. Dooz Kawa se voit plusieurs fois proposer des contrats, qu’il ne signe pas. La cause ? Sa musique trop éclectique au goût des labels, qui souhaitent le ranger dans un son plus rap. Voulant rester fidèle à lui-même, Dooz préfère faire route à part. Il devient membre du petit label indé 3rd Lab, et relègue la musique au rang de hobby en travaillant la semaine pour subvenir à ses besoins. Quand bien même le rap peut le ramener à des souvenirs difficiles, il continue la musique car il en est accro : en effet, c’est bien dans la musique qu’il a su finalement se trouver un peu, alors pourquoi arrêter ?
C’est ainsi que le 11 novembre 2017, le rappeur strasbourgeois revient avec Contes Cruels, un quatrième album. Sous forme de comptines, les douze morceaux relatent de certains moments de sa vie liés à l’enfance, à son manque de repères et à sa difficulté à grandir. Pour cet opus, Dooz réinvite Lucio Bukowski, mais aussi Lautrec et JP Manova à interpréter ses textes d’une richesse à la hauteur de ses instrus. La tournée se fait aux côtés de Davodka, et voit son concert à la Cigale en avril 2018 complet. Le 23 janvier 2020, le rappeur à la plume chiadée annonce son prochain album avec Swift Guad dans son clip Sous La Pluie. Enfin, le 31 janvier dernier, Dooz Kawa revient avec son cinquième album Nomad’s Land, sorti chez le label indépendant Modulor. L’album est une fois de plus riche en collaborations : Gaël Faye, Shantel, Dorian Astor ou encore Vincent Beer sont au rendez-vous ! Le M.C est ici toujours fidèle à son style en termes de productions, de flows, d’interprétation de thèmes récurrents. En février 2016, Dooz Kawa, ce déclassé des bancs d’école et inclassable dans les bacs, se voit invité à participer à des séminaires organisés au sein des prestigieux établissements Ecole Normale Supérieure et SciencePo. Bien que réticent à l’idée d’être pris de haut, les événements font salle comble et s’avèrent riches en échanges entre le rappeur et les étudiants passionnés d’écriture. Sa musique, décrite comme un « bruit qui pense » par les académiciens, démontre qu’un rappeur peut représenter le poète des temps modernes. Comme quoi, Dooz Kawa reste encore un rappeur de niche, certes, mais lui prouve que le rap à textes n’est pas mort, et que son rap underground plaît suffisamment pour se permettre des concerts à travers tout l’hexagone. Bien que la release party de son dernier album à la Maroquinerie le 10 avril 2020 soit annulée, il sera toujours possible de retrouver cet OVNI du rap le 30 octobre prochain au Trianon !
Alice NICOLAS